VII
UN ÉQUIPAGE

— Parés aux postes de combat, monsieur – le visage de Gilchrist était impénétrable. Exactement huit minutes.

Bolitho n’entendit même pas la réponse de Herrick et gagna sans se presser le bord au vent. Grand-voile carguée, toutes les pièces visibles armées et parées, le bâtiment offrait un air de tension, de menace.

Herrick s’approcha de lui, salua.

— Mis à part sept malades ou blessés, tout l’équipage est aux postes de combat, monsieur – il attendit une réaction. Dois-je donner ordre de charger et de mettre en batterie ?

— Plus tard.

Bolitho prit une lunette sur son râtelier et pointa l’instrument sur bâbord. La mer brillait de mille feux dans la brume, comme faite d’une multitude de petits miroirs. Plus argentée que bleue, en fait. Il se raidit un peu lorsque le premier bâtiment puis le second se révélèrent dans le champ.

Herrick continuait de l’observer, cherchait une réponse : qu’allait-il leur arriver, était-ce leur destin qui se dessinait ?

— Probablement des soixante-quatorze, annonça enfin Bolitho. Le vent ne va pas leur faciliter la besogne.

Il revint sur le vaisseau de tête qui était en train de virer et exposait toute la longueur de son bordé, les deux lignes de damiers des sabords. Ses voiles faseyaient, croisées dans tous les sens, tandis que son commandant essayait de reprendre le vent pour terminer la manœuvre.

— Il manœuvre fort mal, Thomas.

Il se mordit la lèvre, essayant d’imaginer à quoi ressemblait son propre bâtiment vu par l’ennemi. Il faudrait bien encore une heure avant qu’ils fussent aux prises. S’il voulait conserver une chance face à deux soixante-quatorze, il devait à tout prix conserver l’avantage du vent, au moins jusqu’à ce qu’il en eût désemparé un, ou bien il lui fallait se faufiler entre les deux.

— Ils sont peut-être restés trop longtemps au mouillage. Ils sont comme nous, ils manquent d’entraînement.

Bolitho observait la Jacinthe, dont la coque élancée passait entre les bossoirs en route de collision. Les officiers étaient fortement inclinés sur la dunette, il crut voir Inch qui agitait sa coiffure, mais l’oublia lorsque Luce hissa le signal qui ordonnait à la Jacinthe de prendre son nouveau poste. Inch allait rester là en spectateur, au pis, comme le seul survivant en mesure de porter la nouvelle à l’amiral ou à Farquhar.

Il prit le passavant pour inspecter le pont principal. C’était là le plus désagréable. L’attente. Et quelle pitié de penser qu’une seule bordée avait eu le temps d’avaler un morceau avant le poste de combat.

— Avons-nous encore de la bière, Thomas ? demanda-t-il.

— Je crois, répondit Herrick avec un signe de tête. Mais je doute que le commis soit ravi de mettre un fût en perce en ce moment.

— Oui, mais il ne va pas se battre, lui.

Cette dernière remarque fit dresser l’oreille à un groupe de canonniers qui se trouvaient là.

— Faites donner les ordres nécessaires, qu’on serve les hommes immédiatement.

Il détourna les yeux : c’était un moyen économique de leur remonter le moral, et il n’avait rien de mieux.

Il retourna à la dunette et s’arrêta, un pied posé sur un neuf-livres. Le chef de pièce le regardait en se grattant le front. Bolitho lui fit un sourire. L’homme était assez âgé, ou du moins paraissait tel. Ses mains rugueuses étaient couvertes de goudron, ses bras portaient tout un entrelacs bleuté de tatouages féroces.

— Et qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

L’homme dévoila une dentition assez hétéroclite.

— Mariot, monsieur – il hésita, n’osant visiblement pas trop prolonger la conversation avec son commodore. Puis il ajouta : J’ai servi avec votre père, sur ce vieux Scylla.

Bolitho l’examina avec attention. Il se demandait si Mariot lui en aurait jamais dit autant, au cas où par hasard il serait allé s’appuyer à quelque autre canon.

— Étiez-vous là lorsqu’il a perdu son bras ?

Mariot acquiesça en détournant ses yeux délavés.

— Ouais, monsieur, c’était un monsieur de qualité, qu’j’en ai jamais servi d’meilleur – il eut un sourire timide. Sauf vous, bien entendu, monsieur.

Herrick s’arrêta près d’eux, l’air interrogateur.

— Thomas, fit Bolitho en s’adressant à lui, cet homme a servi avec mon père – il s’abrita une seconde les yeux pour observer l’ennemi. Ce que le monde est petit tout de même, dans une marine !

— Quel âge avez-vous ? demanda Herrick à Mariot.

L’homme hocha la tête :

— J’peux point vraiment vous dire, monsieur – il donna une claque à la volée de sa pièce. Mais j’suis bien assez jeune pour cette petite dame !

Bolitho reprit lentement ses allées et venues d’un bord à l’autre. Il entendit à peine les clameurs d’enthousiasme qui saluèrent l’arrivée de la bière. « Tous ces gens, et un équipage. » Un homme qui avait accompagné son père aux Indes. Allday, son fidèle serviteur devenu un ami et qui lui avait été amené par un détachement de presse. Herrick, d’abord jeune enseigne sous ses ordres, et Adam Pascœ, fils unique de son frère, qui était, qui sait, le lien caché entre eux tous.

— Leurs équipages sont peut-être médiocres, lui disait Herrick, mais nous nous porterions tout de même mieux si nous avions un peu d’aide. Une simple frégate ferait l’affaire, histoire de s’accrocher à leurs foutues basques !

Bolitho s’arrêta près des filets, il était trempé de sueur.

— Lysandre a combattu la flotte athénienne et l’a vaincue près de neuf cents ans avant la naissance de Notre-Seigneur. Il s’est emparé d’Athènes un an après, si j’en crois ce que me racontait mon vieux précepteur – il sourit à Herrick. Pour sûr, il ne va pas nous laisser tomber aujourd’hui ?

Puis il ajouta :

— Détendez-vous, Thomas, les hommes vous regardent. S’ils perçoivent le moindre doute, nous sommes fichus.

Herrick avait les mains dans le dos, le menton rentré.

— Oui monsieur, je suis désolé. C’est bizarre, on ne s’habitue jamais aux choses auxquelles on a été entraîné et qui sont votre métier de chaque jour : la vue d’une voile ennemie, le fracas d’une bordée, s’accrocher tant que l’ennemi n’est pas vaincu ou coulé.

Et il conclut, avec un ton d’amertume qui ne lui était pas coutumier :

— Tous ces gens, en Angleterre, qui écrasent une larme en voyant appareiller un vaisseau du roi n’ont jamais une pensée pour les malheureux qui sont à bord. Qui meurent tous les jours pour défendre leur petit confort et leur sécurité.

Bolitho l’observait, l’air impassible. Il retrouvait le vieux Herrick, avec son franc parler, indifférent à ce que cela pourrait lui valoir de la part de ses supérieurs. Raison pour laquelle, sans doute, il n’était toujours que capitaine de vaisseau.

— Et votre sœur, Thomas, comment va-t-elle ?

La question fit redescendre Herrick sur terre.

— Emily ? – il détourna les yeux. Notre mère lui manque, c’est sûr, encore qu’elle ait pris quelques mesures pour ce qui se passerait après sa fin.

— Et, continua Bolitho, vous avez pris une personne à gages pour s’occuper d’elle pendant que vous êtes à la mer ?

Herrick se tourna vers lui. Ses yeux brillaient au soleil.

— Puis-je vous demander, monsieur, à quoi vous voulez en venir ? A Mr. Gilchrist, peut-être ?

— J’ai entendu dire un certain nombre de choses, Thomas…

Le ton de Herrick l’étonnait un peu : cette vivacité soudaine !

Le regard de Herrick avait presque perdu toute couleur dans la lumière.

— Emily lui a donné sa parole. C’est un officier de confiance, même s’il n’a pas un caractère facile, parfois – il baissa la tête. Et ce qu’il possède, c’est lui qui l’a gagné, monsieur.

— Comme vous, Thomas.

— C’est vrai – Herrick poussa un soupir. Et j’attache la plus grande importance à ce que désire Emily. Dieu sait qu’elle n’a pas grand-chose en ce bas monde !

— Ohé, du pont !

— Qu’y a-t-il ?

Gilchrist arrivait, les mains en porte-voix.

— Que se passe-t-il ?

— Le bâtiment de tête envoie de la toile !

Herrick empoigna une lunette et se précipita à la lisse.

— Qu’ils aillent au diable ! Ils essaient de nous séparer !

Bolitho l’observait : il voyait son cerveau à l’œuvre, occupé à trouver la meilleure façon de se présenter devant l’ennemi, mais encore tout plein de la conversation qu’ils venaient d’avoir.

— Ils ne vont pas approcher trop près, monsieur, fit Gilchrist. Ils vont tenter d’utiliser des boulets à chaîne ou ramés. Cela leur permettra de balayer notre arrière sans prendre trop de risques.

— Signalez à la Jacinthe, ordonna Bolitho : « Nous allons changer de cap, venir au sudet ! »

— Est-ce bien sage, monsieur ? demanda Herrick d’un ton âpre. Nous sommes à moins d’une lieue. Si nous continuions comme ça, nous pourrions les prendre de vitesse. Avec le vent pour nous, il faudrait des heures aux Français pour nous rattraper.

Bolitho lui emprunta sa lunette qu’il pointa sur les deux vaisseaux. Ils avançaient sur le Lysandre, largement espacés, en direction de leur bâbord avant. Ils devaient souffrir à serrer le vent ainsi et ne pouvaient guère gagner davantage sans risquer de rester définitivement derrière. Ils étaient à moins de trois milles, Herrick avait toujours eu un don pour estimer les distances. Le Lysandre allait rejoindre le premier en route pratiquement perpendiculaire, beaupré contre beaupré, puis le second Français agirait ensuite au mieux. Il pouvait venir sur bâbord et envoyer une bordée tandis que le Lysandre serait aux prises avec le premier, ou lofer et venir sous leur arrière.

Le plan de Herrick leur donnait, à eux et à leur prise, de bonnes chances de s’échapper. Cela signifiait aussi prendre la fuite, avec une possibilité non négligeable de se faire poursuivre, jusqu’au moment où ils tomberaient sur une autre force ennemie. Il injuria Farquhar en silence. Avec trois bâtiments pour tenir tête à l’ennemi, ils auraient pu adopter une autre tactique.

Il retourna à l’arrière pour consulter le compas. Grubb l’observait. Nordet quart nord, ce sympathique vent d’ouest les poussait par le travers. Il se retourna vers Grubb et son visage délabré.

— Eh bien, qu’en pensez-vous ? Il va tenir comme ça ?

— Le vent, monsieur ?

Il s’essuya l’œil.

— Oui – hochement de tête pour désigner l’équipe de pièce la plus proche puis le pont. Mais si c’est d’eux qu’il s’agit, j’en suis pas sûr.

Gilchrist qui arrivait s’arrêta de l’autre côté de la roue et le reprit d’une vois aigre :

— Vraiment, monsieur Grubb, si nous nous mettons à pleurnicher avant le combat, il ne nous reste plus aucun espoir !

Grubb leva les yeux vers lui, le visage fermé :

— Z’étiez à ce bord pendant l’affaire de Saint-Vincent, monsieur. Comme moi et quèques autres.

— Oui – Gilchrist avait une manière de parler particulière, il s’adressait à Grubb, mais les mots étaient destinés à Bolitho. Et j’en suis fier !

— C’était un équipage entraîné, reprit Grubb en haussant les épaules. Le cap’taine Dyke avait eu ce bâtiment en bien pire état que j’saurais dire – et, se retournant vers Bolitho : Vous savez bien ça, m’sieur.

Sans regarder Gilchrist, il conclut :

— Mieux que certains, si j’peux placer mon grain de sel.

Bolitho s’avança vers la lisse, tout songeur.

— La Jacinthe et la prise ont-elles fait l’aperçu ?

— Oui, monsieur, répondit Gilchrist, qui l’avait suivi.

— Alors, dites-le-moi ! Je ne suis pas magicien – il se calma tout aussi vite. Exécutez le signal.

Et se tournant vers Grubb, qui était tout rouge :

— Venez tribord amures.

Les hommes se précipitèrent aux bras et, dans un ensemble parfait, les fusiliers qu’armaient l’arrière brassèrent les vergues d’artimon. Les voiles, d’abord vidées, s’emplirent de nouveau, et le bâtiment partit sur l’autre amure.

Solidement campé sur le pont incliné, Bolitho leva sa lunette. Il réussit à s’abstraire des ordres criés, des claquements et du tonnerre des voiles au-dessus de sa tête, pour se concentrer sur le minuscule monde silencieux qui occupait l’oculaire.

Il aperçut une ombre qui passait devant la misaine du bâtiment de tête, lequel serra un peu plus le vent.

— En route au sudet, monsieur !

— Et les autres, monsieur Luce, que font-ils ? aboya Gilchrist.

Luce répondit sans se faire prier, conscient de la tension qui régnait entre ses supérieurs.

— La Jacinthe et la prise sont à poste sur l’arrière, monsieur.

Bolitho gonfla les lèvres et examina ses deux ennemis. Leur taille augmentait de minute en minute, il distinguait très bien les grands pavillons tricolores frappés à la corne et des éclats de lumière sur des verres de lunettes ou des armes. Ils avaient dû voir de leur côté le grand pennon de commodore. Belle capture en perspective et fin probable de son geste insensé.

Herrick était à côté de lui.

— Ils abattent légèrement tous les deux. Notre changement de route les a aidés, ils pourraient prendre l’avantage du vent si nous parvenons à les distancer.

— Et c’est pourquoi nous devons faire en sorte qu’ils n’y parviennent pas – il lui montra du doigt les deux bâtiments. Je leur ai donné davantage de vent, comme vous le dites, Thomas. Si nous continuons à cette amure, nous serons par le travers du français de tête dans une demi-heure. Sa conserve va peut-être essayer de nous prendre par l’autre bord.

— Et pourtant…

Il aperçut le major Leroux qui souriait finement en se tournant vers lui.

— La seule chose qu’ils ne pourront pas faire, c’est serrer le vent alors que nous sommes si près. Et dans ce cas, ils feraient chapelle.

Mais Herrick était sceptique :

— Je sais. Mais pour le moment, ils n’ont pas besoin de se faire de tracas là-dessus, monsieur.

Bolitho le regarda :

— Consultez le pilote et votre second. Dans dix minutes, je vais virer de bord – il vit Herrick esquisser une protestation qui resta muette et poursuivit : Nous reviendrons à la même amure, cap nordet.

Et il le vit qui comprenait lentement son idée, comme un rayon de soleil apparaît à travers des nuages qui s’estompent.

— Pardieu, fit lentement Herrick, ou bien nous entrons en collision avec l’un des deux ou bien…

— Ou bien nous passerons entre les deux. Ils ne peuvent pas virer lof pour lof sans risquer de casser du bois et de déchirer de la toile. S’ils abattent, nous ravagerons leur arrière. S’ils restent comme ils sont, nous les engagerons des deux bords en passant au milieu – il soutenait fermement le regard de Herrick. Après tout, votre hypothèse est aussi bonne que la mienne !

Et il ajouta :

— A présent, aux actes. Je vais aller causer avec les gens.

Il se dirigea vers la lisse de dunette et attendit un instant, le temps que suffisamment de marins eussent les yeux tournés vers lui. Le lieutenant de vaisseau Veitch, bras ballants, tournait le dos à l’ennemi, poignard dégainé. Deux aspirants et un officier-marinier se tenaient à son côté. Tout cela faisait partie de la mise en scène. Un fusilier en tunique rouge à poste près de chaque panneau, paré à arrêter un homme pris de panique qui tenterait de chercher refuge en bas. Et de chaque bord, à moitié dissimulés par le passavant qui joignait la dunette au gaillard d’avant, ceux qui verraient l’ennemi à travers les sabords. Ceux qui garderaient la tête froide. Ou ceux qui tenteraient de descendre.

— Juste à côté, les gars, commença Bolitho, se trouvent deux beaux gentlemen français.

Il vit les plus vieux esquisser un sourire, les autres qui tordaient le cou, comme s’ils s’attendaient à voir l’ennemi à bord.

— Pour la plupart d’entre vous, il s’agit du baptême du feu. Mais, tant que vous servirez votre pays, ce ne sera pas la dernière fois. Vous vous êtes fort bien comportés, il y a quelques jours de cela. Une prise, un autre bâtiment coulé bas par ces dix-huit-livres.

Il s’imaginait les deux autres rangées de marins, un pont plus bas, qui attendaient dans une obscurité presque totale l’ouverture des mantelets puis la mise en batterie des énormes trente-deux. Ils devaient essayer de capter ses paroles, grâce aux mousses ou aux aspirants qui retransmettaient son discours, plus ou moins déformé le long du trajet.

— Mais il ne s’agit plus d’un brick, les gars. Ni d’une batterie côtière toute neuve – soudain, il se rendit compte que ses mots portaient. Deux bâtiments de ligne, et des beaux !

Il entendit Grubb qui murmurait :

— Ça peut être n’importe quand, maintenant, monsieur.

Bolitho balaya du regard le pont fraîchement sablé pour éviter aux hommes de glisser.

— Ils ont pourtant un défaut, et de taille : ils sont armés par des Français, pas par des Anglais !

Il se tourna vers l’arrière, où les hommes poussaient des cris d’enthousiasme. Les aspirants étaient tout sourire, comme s’ils étaient invités à bord du yacht royal. Il ressentit un profond dégoût de ce qu’il était en train de faire. La colère le prenait à l’idée que les choses pussent leur paraître si simples.

— Faites donner l’ordre de charger, ordonna-t-il sèchement. Puis mettez bâbord en batterie – il surprit une réaction de doute. Oui, j’ai bien dit bâbord. Il faut leur laisser croire que nous allons nous accrocher à nos… – sourire – … à nos canons !

Il se dirigea en hâte de l’autre bord.

— Et faites arrêter ces clameurs. Ils vont avoir besoin de leurs forces.

— Je suis ici, monsieur.

Il leva les bras pour laisser Allday boucler son ceinturon et fixer son sabre. Allday n’était pas plus à l’aise, il agissait ainsi délibérément, pour montrer à tous à quel point ils étaient calmes.

— Nous faisons une sacrée paire, à nous deux, fit-il à voix basse en le regardant.

— Du moins, répliqua Allday avec un petit sourire, faisons-nous de nouveau une belle paire – il examina l’ennemi, très calme. Ça ne va pas être facile – et, se tournant vers le pont, avec un intérêt tout professionnel : Pour l’instant, ils n’ont pas l’air de trop regarder par-là !

— En batterie !

Les trilles des sifflets relayèrent l’ordre jusqu’en bas. Comme s’ils hésitaient un peu et tâtaient la qualité de l’air, les canons de la batterie bâbord émergèrent à la lumière telle une rangée de chicots noirâtres.

— Les français mettent eux aussi en batterie, monsieur.

— Bien.

Bolitho sortit sa montre, en souleva le couvercle. Elle était toute chaude d’être restée contre sa cuisse. Il la referma d’un claquement sec. Dans peu de temps, elle risquait fort d’être aussi froide que son propriétaire.

Un bang sinistre éclata et, quelques secondes plus tard, une haute gerbe d’embruns s’éleva le long du bord. Les équipes de pièces du Lysandre grondaient de colère, mais Bolitho entendit Veitch crier à la cantonade :

— Soyez parés ! Tribord, parés à mettre en batterie !

Puis il jeta un coup d’œil à la dunette et précisa :

— Les deux bords feront feu indépendamment !

Un jeune marin qui faisait partie de l’équipe d’un neuf-livres murmura quelque chose et Mariot, le vieux chef de pièce, lui répondit :

— Indépendamment, qu’il a dit, compris ? – et il ajouta en voyant Bolitho sourire, sommes parés à accueillir ces salopards, monsieur.

Il s’éloigna un peu de sa pièce, tendit le tire-feu.

— Et on fera juste comme sur ce bon vieux Scylla !

— L’ennemi réduit la toile, cria Pascœ.

Bolitho fit signe qu’il avait entendu. Le français de tête carguait ses huniers, qui semblaient s’évanouir comme par magie. S’ils continuaient à cette route de collision, l’un des deux capitaines français serait forcément bien placé pour la première bordée.

Il regarda Herrick. Gilchrist se tenait un peu en retrait, porte-voix paré.

— Très bien, fit-il enfin. Commandant, il est temps – et, soutenant son regard : La barre dessus, on fonce dans le tas !

— Aux bras ! cria Gilchrist.

Il passait d’un bord à l’autre, houspillait les hommes :

— Allez, à brasser, à brasser !

Bolitho s’agrippa à l’échelle de poupe en sentant le bâtiment qui se mettait à trembler violemment. Haubans et pataras vibraient sous l’effort, les grandes vergues commençaient à pivoter en grinçant. Il entendait les timoniers ahaner sous l’effort, pesant de tout leur poids sur les manetons, obligeant la roue à tourner peu à peu.

La voix de Veitch dominait le fracas des voiles :

— Tribord ! En batterie !

Bolitho leva les yeux vers sa marque. Il voulait qu’elle lui indiquât la direction, tandis que, tout autour de lui, fusiliers et matelots s’activaient sous les ordres des officiers et des boscos.

Il baissa les yeux, regarda le français de tête. Était-ce l’effet de l’imagination ? Il retint son souffle : le pont s’inclina du bord opposé, il vit le bâtiment ennemi prendre de l’erre, passer de l’autre côté du boute-hors et du foc qui faseyait, comme s’il était poussé par un courant de marée.

— Tiens bon le cap comme ça ! cria Grubb. Un homme de mieux à la barre, vivement !

Les vergues cessèrent de gémir pour se stabiliser bâbord amures, huniers bien gonflés, le bâtiment reprit son élan et les embruns jaillirent bientôt le long des mantelets de la batterie basse, dont les chefs de pièce hurlaient pour signaler qu’ils étaient parés à ouvrir le feu.

Herrick rattrapa sa coiffure emportée par le vent qui soufflait par-dessus les filets de branle, entraînant entre les pièces des gerbes d’embruns qui séchaient instantanément – comme une averse d’été, songea Bolitho.

— En route au nordet, monsieur !

— Bien, restez comme ça !

Bolitho leva sa lunette et la pointa sur l’ennemi. Le vent soulevait ses basques. Son changement de route imprévu avait pris les deux capitaines français par surprise. Il vit les ornements de poupe du premier défiler sur tribord avant, l’espace qui les séparait grandissait à vue d’œil, il aperçut enfin le boute-hors du second soixante-quatorze passer à gauche de son oculaire.

Une ligne de langues orangées jaillit du premier français, quelques boulets passèrent en hululant au-dessus de leurs têtes, un hauban claqua au passage dans un grand bruit.

 

Combat rapproché
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